Petite reine et asphalte

  • Auteur de la discussion guildguillix
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Les nuages cachent les dernières étoiles, la transition s'opère et le jour pointe. La ville s'étire sous une faible lumière.
Le lourd camion s'arrête une nouvelle fois, les rippers sautent de leur marchepied et saisissent les poubelles chargées avant de les enfourner entre les mâchoires de la benne. Puis d'un geste, ils propulsent les seaux de fer blanc sur leurs trottoirs respectifs et s'envolent accrochés à l'arrière du camion, qui d'un bon s'arrête de nouveau comme chaque matin devant le numéro 12 de la rue Hugo, avant de poursuivre son écœurant repas jusqu'en pleine journée.

Au fond de la cour, à l'abri du bruit de la rue et de la lumière du jour, sous un escalier, une porte laisse entendre un tintement d'une cuillère sur la paroi d'un bol de grès. La fenêtre entrouverte devant la table, assis sur une chaise en paille, Philemon se repose devant son café. Cette nuit il s'est arrêté au fourneau derrière la boulangerie de son quartier pour marchander un pain et des croissants au commis. Il mange de bon appétit, cette nuit il est allé plus loin que d'habitude sur son vélo, pour se perdre dans le silence et l'obscurité. Il a faim.

Les premières ombres se glissent dans la cour se saluant succinctement et respectivement, d'un hochement de la tête, ou d'un nuage de fumée d'une cigarette coincée entre des lèvres, accompagné d'un "Beau-jour" ou d'un "Ça va". De sa fenêtre Philemon observe leurs manèges jusque sous la porte cochère avant qu'elles ne disparaissent dans la rue derrière la lourde porte qui se referme. Déjà, les tâches de lumière sur le sol de la cour gagnent sur la pénombre.
A l'étage, l'on entend des volets qui s'ouvrent sur cette nouvelle journée, des fenêtres qui se referment, des petits pas qui tambourinent sur les planchers, les bruits sourds des casseroles que l'on pose sur les gaz, des portes qui claquent, des rires. Puis la porte vitrée qui interdit l'accès au sommet de l'escalier extérieur ne peut retenir ce flot d'enfants. Et sans jamais pouvoir se refermer complètement, elle laisse échapper régulièrement des grappes de petites jambes qui dévalent l'escalier dans un trot cadencé. Même la rambarde ne rompt pas, mais semble s'animer de vibrations sur toute sa longueur, sous l'assaut de cette multitude de petites mains qui s'y agrippent systématiquement dès la porte vitrée franchie. Bientôt, les enfants des silhouettes gagnent la cour de toute part ; des bousculades, des ruades et des cris s'achèvent devant l'imposante porte ; Les petites mains se cherchent, se trouvent et s'accrochent pour franchir l'ultime rempart qui donne sur la rue.

Le café et les croissants engloutis, il laisse glisser le bol et la petit cuillère au creux de l'évier. Il attrape la veste de son bleu de chine, posée sur le dossier de la chaise. Il se dirige vers la porte qu'il, une fois passée, repousse du pied pour la faire claquer. Ses doigts fins s'évertuent à faire passer les petits nœuds qui font office de boutons dans les passants correspondants, une fois la veste fermée et le col mao lissé, le contraste est saisissant ; tant un uniforme chinois ainsi porté peut être ressemblant à un vulgaire bleu de travail si commun aux travailleurs occidentaux. Ressemblant seulement, car l'allure de celui qui porte un tel vêtement s'en trouve changé. Discret, il témoigne d'une personnalité humble et les détails des petites cordelettes qui forment les nœuds de la boutonnière sont si raffinés qu'ils ponctuent la coupe d'une façon très élégante. Ses pas s'arrêtent dans le corridor où se trouve appuyé sur le mur un vélo au cadre noir. De la main droite il saisit la potence du guidon et mène le deux roues jusque sous la porte cochère. Le vélo semble trépigner, tant la roue arrière, sautille sur les pavés de la cour. Sous le couvert du coche, il enfourche le cycle, l'incline contre l'intérieur de sa cuisse, écarte la lourde porte dans toute son amplitude, saute sur la selle et se laisse couler dans la rue avant même que le battant ne scelle de nouveau le 12 de la rue Hugo.

Les yeux rivés sur le tracé de son pneu avant, Philemon laisse dévaler la rue à son cycle qui l'emmène vers le canal, l'immense cicatrice qui découpe la ville et souligne le travail des vents qui scinde la ville en deux. Maintenant le long de la berge, il reprend son martèlement sur les pédales, imposant un rythme soutenu à sa monture sur la chaussée. Parfois pour ne pas ralentir, il dévie de sa trajectoire et s'autorise un tronçon de trottoir à toute vitesse, évitant une voiture hésitante ou un piéton pétrifié au milieu de la chaussé.

Sans jamais ralentir ni même hésiter, il traverse maintenant le pont de justice, ainsi nommé pour marquer l'accès au palais ou les juges officient.
Devant lui sur le trottoir de gauche une petite silhouette court. La tête dépassant au dessus des capots des voitures stationnées en rang d'oignons tout le long du trottoir. Son dandinement atteste de l'épuisement. Philemon reconnait son petit retardataire de voisin. Il accélère et le dépasse sans peine, saute sur le trottoir entre deux voitures et s'immobilise sans même accorder un regard à l'écolier. A se moment les petites jambes arrêtent leurs course.

- Je suis en retard !

Souffle-t-il avant d'enfourcher péniblement le porte-bagage et de se plaquer contre le dos de Philemon.

- Accroche toi bien.

Les petite mains se joignent contre le ventre du cycliste, la joue de l'écolier se plaque contre la toile bleue dans son dos. Le vélo s'ébranle lentement avec ses passagers ainsi installés en formant d'abord des « s » sur le trottoir et gagne bientôt en vitesse une fois sur la chaussé.

Le temps presse et Philemon redouble d'effort, son petit passager ne sera pas en retard !
D'abord le petit visage se penche pour regarder sous le bras du cycliste, mais ce qu'il aperçoit péniblement, lui fait peur. Le cycliste s'en rend compte car les bras resserrent leur étreinte autour de lui. Il repousse délicatement la petite tête revêche dans son dos avec son coude.
Le vélo fend la rue et son flot de véhicule, de piétons. Sans hésiter, sans ralentir, il sait qu'il peut gagner de précieuses secondes s'il file suffisamment vite vers le cœur de la cité par les berges. Il juge de la vitesse des véhicules qui semble vouloir lui barrer la route, et à chaque fois il file sous le nez des capots.

Sourd aux vociférations des autres usagers, ils filent. Le vent ainsi fendu plaque les bruits qui pourrait polluer le jugement du pilote. Parfois il incline la tête afin de capter le bruit d'un moteur qu'il a deviné derrière lui. Celui d'une voiture qui ne peut se résoudre à laisser cet impertinent vélo lui voler sa place. Il est rapidement stoppé par le flux bien trop lourd des voitures qui s'immobilisent à la signalisation ou ralentissent le mouvement dû à l'obscure réglementation de la circulation bien ordonnée.
Philemon ignorant les règles, double, file, saute sur les trottoirs, vire d'un seul coup sans jamais ralentir. Puis d'un coup il cesse de pédaler, il laisse les berges chargées par la circulation, en décrivant un large demi-cercle sur la droite.

Déjà la chaussé s'incline. Le pied sur la pédale de droite et sur la position la plus haute, offrant une plus grande amplitude à l'inclinaison au cycle. Quand le vélo se redresse, il s'engage dans une rue pentue qui semble ne jamais se finir. La vitesse n'est plus supportable pour son petit passager, qui préfère fermer les yeux à la vue des façades qui semble se confondre les unes aux autres dans une grande traînée grisâtre. Seul l'assourdissant silence des bruits de la ville, plaqué par le vent, mure le pavillon des oreilles et rappelle qu'ils sont encore en mouvement.
Seules les mains de Philemon, bien ancrées aux poignées du guidon semble retenir les passagers d'un envol par dessus des toits. Notre équipage gagne en vitesse à chaque mètre réalisé. Les deux tiers de la rue sont rapidement avalés par les roues du vélo, quand une large place se devine en bas.
Il redresse son buste offrant ainsi une plus grande résistance au vent et ralentit légèrement sa course.

L'on devine au loin, traversant cette place, une colonne d'écoliers qui s'arrête devant une large cour inondé de soleil et gardée par de lourdes grilles.
Le vélo est maintenant au pied de la pente sur un faux-plat. Philemon se risque à amorcer une légère précision sur la poignée de frein arrière. Immédiatement, les mâchoires armées de patins hurlent un cri strident ! Ce qui a pour effet de faire desserrer l'étreinte et rouvrir les yeux du petit passager. Certains élèves éberlués et surpris par le bruit du freinage, tendent des doigts vers l'équipage qui, se suffisant de la vitesse acquise par leur descente, parcourt la totalité de la circonférence de la place. On les devine entre chaque tronc d'arbre qui masque la vue, entre chaque trouée que forme les voitures stationnées le long du trottoir de la place. Puis disparaissent derrière le sombre monument des enfants du pays, morts pour ce dernier, qui trône au centre de la place. Pour réapparaître, maintenant de face, se dirigeant tout droit vers la grille encore ouverte où s'engouffrent les derniers curieux.
 
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